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Le quotidien du médecin n° 6089, p.10 - Mercredi 18 juin 1997
Après le séquençage de l’ADN du génome de la levure
Le face-à-face entre la science et l’éthique
La séquence complète de l’ADN
constituant le génome de la levure est maintenant connue: ce sont 16 chromosomes,
quelque 6000 gènes, 12 millions de bases dont on connaît l’enchaînement
à moins de 1% d’erreur près, qui sont dorénavant disponibles sur sites
Internet, cédérom, et autres banques de données. Curieusement, les chercheurs
de l’Institut Max-Planck, qui ont participé à ce programme international,
précisent dès l’introduction de leur article dans « Nature » (1) que ces
informations ne représentent qu’une petite fraction des séquences publiées
à ce jour.
C’est vrai. Et en même temps, tant de modestie peut donner l’impression
que l’ADN n’est plus perçu que comme une quantité un peu virtuelle, qu’il
s’agirait d’accumuler en mémoire.
Or, un génome est plus qu’une certaine quantité d’ADN: justement, c’est
un génome, c’est-à-dire une réalité biologique qqui, pas plus que l’espèce
dont elle est spécifique, n’est une somme de parties modulables. En ce sens,
le séquençage de génomes complets, aujourd’hui la levure, hier des bactéries,
demain le génome humain, constitue bien une étape en soi. Après le temps
de l’analyse, c’est un temps de synthèse qui se profile en biologie.
Comment ça marche ensemble?
Tant que pouvait se poursuivre la chasse à des constituants caractérisables
isolément les uns des autres, la question était: « Avec quoi ça marche ?
» Maintenant que l’on commence à disposer d’ensembles biologiques dont on
connaît tous les éléments, la question devient:
« Comment ça marche ensemble ? »
Plus les données de base s’accumulent, plus devient nécessaire un mouvement
de synthèse
« vers le haut », visant à comprendre pourquoi c’est précisément cet ADN
qui a pu constituer un génome et aboutir à une espèce vivante. Le problème
est que les propriétés quasiment d’engrenage à quoi l’on résume les gènes
ne peuvent donner, dans l’ordre de la synthèse, que des sommes mécaniques
auxquelles l’homme ne pourra jamais s’apparenter s’il veut conserver sa
responsabilité, et auxquelles aucune entité vivante ne peut en fait s’apparenter,
s’il est vrai que l’homme descend du singe.
Un temps pour tout
C’est qu’il y a un temps pour tout. Obtenir la liste ordonnée des éléments
d’un génome suppose de disséquer ce génome. Après quoi, dans les éléments
obtenus par aliénation de l’ensemble, il n’est guère surprenant de ne plus
trouver grand-trace de celui-ci.
On en est là aujourd’hui. Inversement, s’il faut maintenant comprendre comment
se composent, dans un ensemble, des éléments décrits isolément, une condition
méthodologique qui paraît évidente est de ne plus procéder par décomposition
de l’objet d’étude: pour comprendre l’association, on ne peut plus dissocier
ce qui est associé, il faut le respecter.
Le respect de l’objet d’étude
Le moins que l’on puisse dire est que le respect de l’objet d’étude, à quelque
échelle que ce soit, ne fait pas partie des idées reçues en science, en
tout cas durant cette pérode historique qui commence avec les premières
dissections et prend visiblement fin avec le séquençage des génomes. Mais,
évolution oblige, cette notion de respect pourrait bien devoir être reconsidérée
comme un critère de recherche nécessaire pour appréhender dans les éléments
dont on dispose de quoi rendre compte des capacités à la fois non programmées
et non aléatoires dont le vivant fait preuve.
La nécéssité d’un passage au crible
Si le critère du respect est bien ce qui est aujourd’hui nécessaire à la
science, on doit attendre de son intégration à la recherche des conséquences
sur le terrain où celle-ci est pour le moment à l’origine de problèmes dont
elle ne se reconnaît pas responsable. Il s’agit du terrain de l’éthique.
Force est aujourd’hui d’intercaler entre résultats et applications une éthique
de circonstance, pour tenter, justement, de recomposer avec les résultats
de méthodes « aveugles » un ensemble concrètement compatible avec leur objet
humain. La nécéssité de ce passage au crible témoigne du décalage entre
science biologique et réalité biologique, tandis que la nature du crible
paraît révélatrice de ce qui manque à la recherche, de ce qu’il faut pallier.
Une éthique « par construction », comme critère de recherche mis en oeuvre
d’emblée dans des méthodes respectant l’objet d’étude, pourrait donc avoir
cette première conséquence d’être moins coûteuse en compromis que le rattrapage
passif qui s’impose actuellement; cette seconde conséquence de renouveler
les conceptions en renouvelant l’approche, les résultats produits au prix
de l’objet d’étude ne pouvant qu’entretenir la confusion qui règne entre
mode de production et mode de connaissance; enfin, cette troisième conséquence
de préserver l’éthique elle-même, qui, en tant que pièce rapportée après
coup, reste pour le moment une sorte d’essence métaphysique, dont la science,
par vocation, ne peut se satisfaire durablement.
Pour n’envisager qu’une issue favorable au face-à-face de l’éthique et de
la science, on voit mal comment on pourrait éviter de faire de la première
un critère de la seconde, ce qui revient à envisager les objets d’études
comme objets éthiques en eux-mêmes, c’est-à-dire cas généraux du cas particulier
humain. C’est un moyen de revenir à celui-ci en paartant de ceux-là. C’est
aussi le passage d’une éthique par devoir à une éthique comme valeur, qui
constitue bien une évolution.
Vincent Bargoin
(1) « Nature » du 29 mai 1997.
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