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Les droits respectifs
de l’auteur de l’invention et de la découverte

Alain Koiran

(mai 2000)

      Un paradoxe prive au regard du droit français l’auteur d’une découverte des fruits de sa trouvaille. L’inventeur, plus justement traité, est rémunéré selon des modalités proches de celles du droit d’auteur par le biais du brevet. Les utilisateurs du procédé ainsi protégé paieront pour cet usage une redevance au titulaire du brevet, généralement l’auteur de l’invention. Or, si le droit du brevet, indépendamment des limites de son champ, est sous-tendu par une logique objective et se rapproche du système du copyright, le droit d’auteur est encore - quoiqu’ayant connu ces vingt dernières années un net infléchissement vers cette conception objective - régi par une logique différente, attachée à la personne de l’auteur plus qu’à l’oeuvre : une logique subjective. Cela pourrait poser un problème de fonctionnement si les deux logiques devaient être mélangées, ce qui n’est heureusement pas le cas. La logique subjective du droit d’auteur ne régit que les modalités de rétribution du titulaire du brevet. La chose sur quoi il porte, l’invention, est régie par le droit objectif.

      Pour sa part, l’auteur de la découverte fondamentale n’a rien créé. Il ne dispose donc pas de l’accès au versant objectif du brevet : une chose sur quoi celui-ci puisse porter. Le chercheur agit ici à la façon d’un révélateur, non d’un faiseur. Ce qu’il met en lumière, le principe ou la loi, l’organe ou le continent qui portera éventuellement son nom, n’est pas son oeuvre. Cela lui préexistait, et lui survivra probablement. Cette loi, ce principe, cet organe ou ce lieu ne saurait appartenir à son découvreur : il s’agit par nature d’une chose commune, insusceptible d’appropriation.

      L’équité a d’ailleurs veillé à ce qu’un dédommagement spécifique rétribue ce bienfaiteur de l’humanité, l’auteur d’une découverte en science fondamentale. L’honneur et la gloire, les antiques timh et kleoV sont encore ici sollicités, et suffirent tant que la recherche fut l’activité individuelle et bénévole, militante, d’une société d’esprits éclairés. La gestion institutionnelle de la recherche fondamentale, nécessitée au mitan du siècle par la complexité croissante des appareils et des protocoles, formalisa le système. Génératrice de progrès commun, la recherche scientifique fut reconnue service public ; la création du CNRS permit de rétribuer ( chichement ) des équipes de chercheurs, et donna lieu à nombre de découvertes fondamentales. Directement tombées dans le domaine public du fait de leur publication, ces découvertes furent mises en application par les inventeurs, qui purent alors déposer les brevets relatifs à leurs inventions. Les bénéfices des découvreurs demeurèrent, eux, de renommée et de carrière.

      Malgré la rationalité de l’explication, la présentation de cette situation laisse apparaître une fondamentale inégalité de traitement entre ces deux maillons du progrès technique, le découvreur et l’inventeur, inégalité inacceptable au regard du droit. Les arrangements coutumiers - de la dévolution ordinaire de la gloire au statut de chercheur - ont pu réparer ou presque les conséquences légales de cette inégalité. N’en demeurent des scories, des injustices à la mesure de celle dont fut victime Louis de Broglie, qui découvrit (en 1923) la base du fonctionnement du microscope électronique, découverte qui ne fut légalement brevetée que bien plus tard - et pas par lui - quand fut découvert (en 1952) le fixatif qui en permit la mise au point (dans le double sens du terme); découverte dont le détenteur du brevet tira de substantiels bénéfices, lesquels auraient dû, en bonne justice, profiter aussi au Prof. De Broglie (et par là aux directions de recherche qu’il a initiées, comme les revenus du brevet de la pasteurisation ont été largement à l’origine de la création de l’Institut Pasteur).

      On se voit d’autre part forcé de reconnaître que tout l’argumentaire socialement développé pour justifier cette différence de traitement ( argumentaire mettant au choix l’accent sur la «noblesse» de l’activité, le désintéressement de ceux qui s’y adonnent ou les compensations que reçoivent ces derniers, tant en matière de mode de vie [ ils font un travail qu’ils aiment ] que de gloire et de reconnaissance consacrant les plus méritants, ou les plus chanceux ) ressortit purement du domaine du jugement moral, et non à la logique juridique - ce qui interdit de les recevoir dans un débat de cette nature. C’est après tout normal : le but de ces explications-là est de justifier auprès de non-juristes les conséquences, d’une évidente injustice, d’une qualification juridique. Les doctes auteurs du système n’ont d’ailleurs pas spécialement mal légiféré, si l’on veut bien passer outre le fait que, de l’application correcte de principes justes résulte rarement une injustice. La nature inestimable du prestige comme l’impossibilité de chiffrer les bénéfices qu’il occasionne ont pu différer à jamais l’examen de la justesse de la répartition entre le découvreur et l’inventeur des profits dont ils sont la source commune. Les mêmes jugements moraux auxquels, en tant qu’hommes, ils étaient sujets ont pu influer sur leur appréciation de la situation, et leur contribution à celle-ci.

      D’un autre côté, le principe d’inappropriabilité des res omnibus, choses communes à l’espèce - puisque celle-ci est seule réputée échapper à cette qualification de chose -, principe en vertu duquel l’auteur d’une découverte n’est pas directement rétribué sur ce résultat, est valide et mérite même d’être particulièrement défendu de nos jours. Cet argument-ci serait, en fin de compte, la plus sérieuse justification de l’injustice ci-dessus dénoncée.

      Mais le raisonnement mis en oeuvre pour arriver à ce résultat n’est pas entièrement satisfaisant du point de vue de la logique juridique. S’il analyse correctement la situation du découvreur par rapport à l’objet de sa découverte, chose en soi inappropriable - et donc insusceptible de donner lieu à des revenus liés à la propriété ; s’il qualifie justement la nature des droits de l’inventeur, réalisateur d’un procédé ou d’une application matérielle donnant lieu à la perception de droits matériels sur sa chose, droits perçus au titre du brevet, il omet de considérer le possible lien entre ces deux agents. Or, ce lien existe à l’évidence, lien de causalité ( c’est parce que l’auteur de la découverte a publié ses résultats que l’inventeur a mis au point son procédé ) considéré de l’extérieur, lien d’autorité ( l’invention du second procède de la découverte du premier ) entre les agents concernés.

      Il semble difficile, quand la tendance présente du droit civil pousse à étendre, au moins en matière de responsabilité, le champ de la causalité, qu’on se satisfasse encore de la rupture évidente et erronée de cette chaîne de causalité en matière de recherche. Il en résulte une spoliation illégitime et inacceptable des droits des chercheurs. En effet, si le public n’est intéressé aux travaux du fondamentaliste que dans la mesure indirecte où il profitera des applications qui en seront faites, les inventeurs de procédés et de machines appliquant la découverte sont, vis-à-vis du chercheur auteur de la découverte, dans une situation différente et, somme toute, inespérée : les éditeurs, les interprètes, les marchands d’art et les organisateurs de spectacles règlent à leurs auteurs des droits à la perception desquels s’occupent divers organismes. C’est que, nous dira-t-on, l’oeuvre d’art peut être immatérielle comme la musique ou la danse, la poésie. Elle s’inscrit néanmoins sur un support matériel, une page ou une partition, une chorégraphie originelle. A ce titre, la découverte dispose du même support matériel, le papier, et s’y inscrit tout aussi bien, en équations ou non.

      Plus sérieux demeure le critère de l’absence de création. Si une découverte peut être l’oeuvre d’une vie de chercheur, elle n’est pas en soi une oeuvre dans la mesure où elle n’est que révélation de « ce qui est ». Il y a dans la réalisation une gradation obligée, dont profite matériellement l’inventeur, les bénéfices moraux étant censés constituer pour l’auteur de la découverte une gratification suffisante. Mais cette gradation, effectivement sensible quant aux résultats des travaux de chacun, puisque le premier théorise quand le second réalise, ne justifie pas la non-rétroversion au premier d’une part des revenus que son activité a occasionnés, et qu’encaisse seul le second. Il semble au contraire équitable que revienne à l’auteur de la découverte, sous forme de droits d’auteur, une portion des bénéfices produits par le brevet.

      En l’absence d’une réglementation prenant en compte ces droits de l’auteur de la découverte, on en arrive au paradoxe suivant, formulé par P. Petiot : l’auteur d’une théorie juste n’a rien créé, et n’a donc droit à aucun des fruits produits par ses travaux. Par contre, l’auteur d’une théorie fausse crée quelque chose ( de l’erreur, en l’occurrence ). Donc, l’auteur d’une théorie erronée mérite, puisqu’il y a création, d’être rétribué sur les fruits de ses travaux. C’est la raison pour laquelle, ne pouvant tirer profit du simple décryptage d’une section d’un génome, les laboratoires sont obligés de les trafiquer ( J. Bové ): le transgénique est, lui, immédiatement dans le commerce... La rémunération rétroactive du ou des auteurs du décryptage - mais aussi le cas échéant, de travaux antérieurs ayant pu jouer un rôle décisif - permet d’y remédier, par reversion d’une part des profits générés par les brevets permis par cette découverte - mais aussi plus généralement, d’une part des profits qu’elle a rendus possibles -, prélude à la reconnaissance d’un droit spécifique qui devrait être, comme le droit d’auteur, à plus long terme que celui des brevets, ne serait-ce que pour tenir compte du délai qui s’écoule ordinairement entre une découverte et son application.


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